Les commandes somptueuses du marquis de Lambertye en 1865, puis du baron de l'Espée à la fin du siècle, ont donné à Aristide Cavaillé-Coll l'occasion d'incliner, plus encore que dans ses orgues d'église, l'instrument à tuyaux vers l'esthétique de l'orchestre. Ces instruments sont bien connus : celui du marquis est passé de Gerbévillers à Saint-Maurice de Bécon où il est en instance de restauration, ceux du baron de son hôtel à Saint-Antoine des Quinze-Vingts, et de son château d'Ilbarritz au Sacré-Cœur de Montmartre.
Ne comptez pas trop sur les informations vagues et contradictoires du livret pour savoir exactement ce qui subsiste du dernier orgue du baron, construit par Charles Mutin, aujourd'hui réduit à deux claviers et privé de nombre de ses jeux caractéristiques dans l'église d'Usurbil. L'excentrique baron était wagnérolâtre, et c'est à ce dernier trait que le disque rend hommage. Peut-être avait-il davantage accès aux transcriptions de Dubois qu'à celles de Karg-Elert ou de Lemare, mais le choix de ces dernières s'avère sans doute plus judicieux, pour un instrument veuf de son grand chœur d'anches et en manque de plans intermédiaires.
Christoph Kuhlmann ne cherche pas à singer l'orchestre ; il trouve assez de richesses dans les fonds et les anches du Récit pour amener ces œuvres à l'orgue, et le fait fort bien. L'excellente Suzanne Thorp, à qui incombe l'impossible tâche de faire revivre le souvenir de Felia Litvinne, montre à tout le moins qu'elle a les moyens et l'intelligence de ces Wesendonck auxquels l'orgue réussit plutôt mieux que le piano.
Il s'agit moins, après tout, de monter au Walhalla dans des nuées d'encens que de se plonger dans les senteurs précieuses d'un salon, celui d'un baron d'industrie au temps à'A rebours et de la Revue wagnérienne : ce disque devrait s'écouter entre des toiles de Fantin-Latour, en lisant un roman d'Elémir Bourges, un essai de Judith Gautier ou des poèmes de Robert de Montesquiou...
Paul de Louit