Coincé entre les Sweelinck et Scheidemann d'une part, les Buxtehude et Bruhns d'autre part, Matthias Weckmann connut le sort peu enviable de nombre de compositeurs de transition dont le legs fut trop longtemps délaissé par les générations suivantes. Son œuvre pour clavier n'en est pas moins un jalon essentiel de l'histoire de la musique allemande, qui témoigne avant l'heure de cet art des « goûts réunis » dont Bach et Couperin tireront le meilleur de leur inspiration. Formé à Dresde, où il reçut l'enseignement de Schütz, Weckmann mûrit son goût auprès de Praetorius, dont il enrichit la manière austère au contact de Scheidemann. Il en résulte une expression de grandeur teintée de fantaisie où les grands monolithes pétris par le contrepoint de la Renaissance côtoient les traits et arpèges à la manière italienne. De ces œuvres d'une grande richesse, Léon Berben et Matteo Venturini nous proposent deux lectures d'inspirations profondément différentes. L'intégrale de Berben rejoint une nouvelle fois le rayon des références. Tout n'y peut être que loué. Le choix des orgues, bien sûr, les grands instruments historiques de Tangermünde (1624) et de Lübeck (1637), que l'interprète connaît bien et entre lesquels il répartit les œuvres avec le plus grand soin, en tenant compte non seulement de leur disposition mais aussi de leur accord. Mais ce qui démarque Berben est son extrême familiarité et sa connaissance internationalement reconnue de la musique ancienne, tant à l'orgue qu'au clavecin, qui lui permettent d'aborder cette musique avec une intelligence et un naturel sans pareil, et c'est dans l'ornementation, foisonnante mais mûrement réfléchie à la lumière des traités d'interprétation instrumentaux et vocaux de l'époque, que s'exprime cette maîtrise qui apporte à la musique un réel supplément d'âme.
La seule écoute du grand Praeludium primi toni par les deux interprètes permet de mesurer le monde qui les sépare : avec Venturini, une noblesse dont la gravité et l'austérité rappellent Samuel Scheidt ; avec Berben, à l'inverse, l'urgence, le stylus phantasticus rendu par des diminutions empruntées aux cornets à bouquin qui révèlent le canevas écrit. Mêmes différences entre les fugues et canzones, bondissantes sous les doigts de Berben, plus mesurées et, dans certains cas, plus vocales chez Venturini. Une affaire de goût, en somme, mais la musique en tire son avantage dans les deux cas.
Aurore Leger